Il existe dans notre quotidien des
situations qui semblent de prime abord anecdotiques mais qui, après réflexion,
peuvent révéler quelques indices précieux pour une meilleure compréhension du
comportement de certains de nos contemporains. J’ai été témoin dans le cadre de
mon activité professionnelle d’un échange verbal entre collègues très riche en
enseignement.
Précisons d’abord le contexte : un espace
constitué d’une salle de travail de trois mètres carrés avec peu de possibilités
de mouvements à la présence d’un grand bureau central, d’armoires et autres meubles de rangement en tous
genres ; il n’y a qu’une seule entrée et aucune autre possibilité de retraite
rapide, détail qui peut sembler insignifiant mais qui revêt toute son
importance lorsque l’on est pris dans la tourmente. Maintenant les
personnages : moi, l’observateur neutre qui tente de se faire oublier
ainsi que mes deux collègues que je nommerais d’un côté « le gentil
niais » et de l’autre « le petit chef ». Le « gentil »
pourrait apparaître comme un croisement entre Simplet et Joyeux et le
« chef » affichant les caractéristiques à la fois de Prof et de
Grincheux. Pour ma part je préfère largement m’entretenir avec le premier qui
se présente toujours à vous avec un large sourire, un petit mot sympathique,
n’aborde jamais les sujets qui fâchent parce qu’il ne s’y intéresse sans doute
pas du tout et sur lequel semblent glisser toutes les attaques verbales les
plus fielleuses et dissimulées envoyés par certains spécialistes en la matière,
à se demander s’il comprend un traitre mot de ce qu’on lui dit… Le deuxième
quant à lui pourra s’avérer, au gré de ses humeurs, sec et distant ou faire
montre d’une forme d’assurance qui oscille entre mépris et condescendance ;
surtout , ne pas tenter de défendre un avis contradictoire au sien sinon
c’est la prise de bec assurée.
Ce matin-là j’ai la bonne idée de passer
par la salle de travail pour voir si une note n’a pas été laissée à mon
intention et j’ai le malheur de me faire surprendre par l’entrée tonique du
« petit chef », toujours occupé et pressé ; il émane d’ailleurs
de sa personne une dose inhabituelle d’ondes négatives ; juste le temps de
me tourner vers le mur opposé en faisant mine de me concentrer intensément sur
mon document inexistant. Je m’assure de
ne pas croiser son regard afin de ne pas exciter l’animal, heureusement il ne
m’accorde aucune attention, je m’apprête alors à m’esquiver promptement lorsque
rentre le « gentil niais ». Pourvu qu’il se taise ! Mais non… un
large et franc « Bonjour ! » retentit, ce genre d’intervention
où le sourire et la bonne humeur sont audibles. Je tourne discrètement la tête,
risque un petit sourire et retourne au piquet. L’autre fait volte face et lance
énervé « Tu veux quelque chose ? », il tente pourtant « Mais
simplement vous saluer, il y a un problème ? » ; il n’en fallait
pas plus pour dégoupiller la grenade : « Le problème c’est que je
n’arrive pas à te comprendre, tu fais toujours le gentil, tu es vraiment un
faux jeton ! » Je m’attends à ce que ce pauvre gentil se délite et à
peut-être devoir intervenir pour interrompre le « tabassage verbal »
mais surprise, le « gentil niais » change de ton instantanément,
l’atmosphère se charge et avec un « débit mitraillette » il part dans
une démonstration où se mêlent exemples précis de dérapages passés retranscrits
au mot, à la date et à la minute prês, considérations philosophique concernant
la notion de justice et mise en garde ferme par rapport à une attitude déplacée.
Le « petit chef » balbutie alors quelques mots, se confond en excuse
et repart en rasant le mur comme un crabe qui tente de se dissimuler entre les
rochers ; l’autre repart aussi de son côté en s’excusant :
« Désolé de m’être emporté, je n’ai pas su garder mon calme mais dans dix
minutes ça sera oublié… ».
Cet échange singulier fut à l’origine d’une
remise en question de toutes mes certitudes concernant cette population de gens
affublés du surnom de « bisounours », de « bons cons », de
« bonnes pâtes », d’ « Alice au pays des merveilles »,
ce genre d’individus qui s’entendent dire à longueur de temps : « Toi
tu es trop gentil, tu te feras tout le temps avoir… ». Comment une
personne au caractère d’apparence si translucide peut-elle cacher une âme de
Saint-Just ? J’ai eu de nouveau l’occasion de m’entretenir avec lui et je
suis plus sensible depuis lors à ce type de comportement. Il m’est apparu que
loin de ne rien comprendre à la complexité des situations et des échanges, ces
« vrais gentils » ne manque aucunement de lucidité mais s’évertuent
simplement à préserver leurs interlocuteurs en ne les mettant pas de manière
trop violente et trop frontale face à leurs contradictions, leur manque de
discernement, leurs faiblesses. Ils ne veulent simplement pas heurter de
manière injuste leurs pairs si cela n’est pas nécessaire et justifié. L’humour
et l’apparent détachement sont une manière de désamorcer les conflits qui ne
semblent mener à rien à part à la souffrance inutile d’une des parties ?
Je dirais qu’ils ont un sens profond de la justice et de grandes dispositions à
la diplomatie ; ils tenteront toujours d’épuiser toutes les solutions possibles
avant de choisir la manière forte et le conflit « brutal », mais
c’est aussi pour cela qu’en fin de compte, lorsque ce même conflit est
inévitable, ils risquent d’être, contre toute attente, les plus durs et intransigeants
car totalement légitimes dans leur réaction, comme un fauve qui se retrouverait
traqué et dos au mur. Ils sont loin d’être « mous » mais plutôt
« relâchés », semblent « détendus » mais ne sont pas du
tout « disparus ». Ce sont un peu les « Fonzy » de
« Happy days » du 21ème siècle.
Je pense sincèrement qu’actuellement la
qualité de gentillesse n’est pas reconnue à sa juste valeur ;
malheureusement, elle est trop vite assimilée à la bêtise plutôt qu’à une
réelle preuve d’intelligence. J’ai la nette impression qu’il y aune forme
d’inversion des valeurs comme lorsque l’on tente de me persuader que pour gouverner
et avoir un poste à responsabilité il faut être capable de transiger sur
certains principes, il faut être stratège (je dirais plutôt un peu
« vicieux »), c’est là une preuve d’intelligence… il ne faut surtout
pas être trop gentil. Au contraire, je pense que les vrais gentils sont
simplement incapables de s’asseoir sur leurs principes, ils n’accordent
simplement aucune valeur à la réussite au sens ou l’on veut nous la présenter
de nos jours. C’est assez ironique mais il faudrait, par exemple, les mettre au
gouvernement contre leur volonté. Pourquoi ne pourrait-on pas considérer la
gentillesse comme une des plus grandes formes d’intelligence ? L’humanisme
ne se caractérise-t-il pas par la plus grande considération du concept d’altérité.
Dans un échange verbal, faire preuve de gentillesse est une manière de prendre
en compte l’autre, sans l’aliéner, en lui permettant d’exprimer sans entrave
son plein potentiel personnel de réflexion en se mettant soi-même « en
retrait », sans pour autant abandonner l’idée de contester, après coup une
idée que l’on pourrait juger inappropriée. Nous avons fondamentalement besoin
de l’autre afin de développer, orienter, affirmer, infirmer, contredire, faire
mûrir notre pensée. Le danger en étant trop arrêté sur ses positions, au point
de vouloir imposer ses idées aux autres,
est de déconsidérer purement et simplement l’essence de l’être auquel on fait
face dans un pseudo échange, en s’attaquant inconsciemment à certains concepts
idéologiques à l’origine même de la formation de sa personnalité. Le pire est
d’être incapable d’imaginer un terrain d’entente au sein duquel les changements
de concept pourraient intervenir naturellement. Au final, pas question de
détenir ou non « la vérité » mais d’en débattre pour en faire émerger
une nouvelle forme naturelle et raisonnable.
Pour finir je dirais que le « gentil
niais » devrait être protégé comme une espèce rare en voie d’extinction
dont la disparition mettrait en danger la survie de notre planète. Il est
souvent désintéressé, se satisfait de peu, c’est pour moi quelqu’un qui ne
court pas après des chimères, ne se bat pas contre des moulins à vent ;
peut-être le contraire du fou, génial par sa simplicité. Nous devrions tous
essayer d’être de « gentils niais » et pour ma part je vais essayer
d’avoir le sourire plus facile et de me mettre aux bonnes blagues… Si vous en
rencontrez un, profitez de l’échange, et surtout, croyez-en mon expérience, ne
cherchez pas à tester les limites de sa tolérance, vous pourriez avoir une
mauvaise surprise.
P.M.
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