dimanche 1 août 2021

Les gifles de la discorde ; quand une analyse de ces humiliations permet de « faire de la pédagogie » à notre élite politico-médiatique.

Il ne s’agit pas ici de cautionner ou non, de condamner ou non une quelconque agression, un quelconque comportement mais seulement de tenter de chercher des explications et d’émettre des hypothèses quant à la genèse de tels évènements. 

 

La désacralisation du corps du roi, quand le souverain revient d’un seul coup parmi nous. 

 

     Comment a-t-on pu arriver au stade d’un coup porté directement et frontalement au visage d’un Président de la République par un jeune homme de 28 ans le 8 juin 2021[1] ? Je ne retiens pas ici la piste de la santé mentale défaillante, les explications de cet homme m’ont semblé avoir une certaine cohérence et son intervention lors de son procès m’a même paru digne d’intérêt. 

     Une première hypothèse est le paradoxe macronien, le retour du boomerang « en-même- tempstiste ». Je m’explique ; à mon sens, il y a un décalage total entre la vision que le Président a de lui-même, se croyant légitime pour être tout à la fois autoritaire, paternaliste et condescendant avec l’assurance tout risque que la fonction le préservera ; et la vision que nombre de citoyens ont de lui : un petit chef à la dérive en total abandon de fonction qui ne se rend même pas compte que plus il parle plus la haine qu’il suscite grandit.  En effet nous avons affaire  à un Président qui n’a jamais su se positionner en tant que dirigeant de la nation et dont les hésitations et extravagances ont contribué à discréditer totalement son propre statut au point qu’une grande partie de la population ne le reconnaisse même plus comme leur chef d’Etat. C’est là un point de divergence avec une ancienne analyse personnelle ; je ne dirais plus qu’il a discrédité la fonction présidentielle mais plutôt qu’il l’a abandonnée en rase campagne ; il a tout simplement cessé de porter le costume. C’est là son erreur. Il pense que le titre lui suffit et ne se rend  toujours pas compte qu’il y a un décalage frappant entre jouer le rôle et l’incarner ; il mime la fonction mais peu de citoyens y croient encore. Le roi sort à la rencontre de ses concitoyens se croyant paré du plus beau vêtement et de la plus solide armure symbolique mais  c’est finalement sa nudité qui est révélée.  Il avait pourtant commencé à  se hisser lui-même en parole à un niveau presque sacré, l’utilisation du terme « jupitérien » en était une belle démonstration. Un début de quinquennat qui frôle déjà le comique par son excès. La première étape de son abandon de fonction, selon moi, a été l’entrevue accordée à Messieurs Plenel et Bourdin  en 2018 ;  comment espérer sortir grandi d’un échange où la soi-disant plus grande autorité de la Nation se fait rabrouer comme un enfant par ces deux journalistes ? Les séquences se sont ensuite accumulées comme autant de crachats symboliques à la figure du premier représentant de la France : la fête de la musique le 21 juin 2018 à l’Elysée qualifiée de « très insolite » par RT france[2], et c’est le moins que l’on puisse dire… danses lascives réalisées par des danseurs en talons hauts sur le perron de l’Elysée et cliché immortalisant cette séquence avec le visage souriant du président entouré d’artistes vêtus de maillots résilles[3]… Nouvelle étape, nouveau cliché, à Saint-Martin : plus grand sourire, une proximité physique assumée, moins de vêtements et un doigts « d’honneur », cela se passe de commentaire[4]… Toujours des photographies, cette fois-ci lors du retour triomphal de l’Equipe de France de football avec le « dab » de Macron et l’un des joueurs qui « prend sa place » dans le fauteuil d’un bureau de l’Elysée[5]… Et que dire du challenge électoraliste pitoyable avec les youtubers Mac Fly et Carlito dont le principe même m’a écoeuré ? Sur ce point je l’avoue je n’ai même pas osé regarder les images[6]. A noter d’ailleurs que ce pseudo président instrumentalise le palais de l’Elysée sous toutes ses coutures pour ses opérations de communication : sur le perron, dans les bureaux, dans les jardins… et toujours de manière « disruptive » donc peu en accord avec la sobriété de rigueur habituellement…. Il opère à une forme d’appropriation malsaine du lieu comme pour prouver qu’il en est bien le locataire contrairement aux apparences. Et on ne parle ici que de « réjouissances », c’est bien pire lorsque s’affiche dans les paroles tout le mépris du locataire de l’Elysée pour sa propre population, je ne reviendrais pas ici sur toutes les petites phrases qui ont émaillées le quinquennat, je préfère évoquer la plus récente qui a pu contribuer à faire perdre ses nerfs à Damien Tarel. Un échange incroyable s’est déroulé au début du nouveau Tour de France du Président ; rappelons d’ailleurs que la fin du dernier Tour avait coïncidé avec l’émergence du mouvement des Gilets Jaunes. Revenons à la période récente, lors d’un échange avec un de ses électeurs lui demandant des comptes concernant la CSG il a ces premiers mots après avoir tenté de démontrer que les mesures prises étaient à son avantage : « vous êtes quand même gonflé », premier serrage de dent pour beaucoup d’auditeurs. Et il ne s’est pas arrêté là, beaucoup de médias pour illustrer des échanges « toniques » se sont arrêtés à ces quelques paroles, la suite était pourtant bien plus intéressante et révélatrice de l’état d’esprit de notre dirigeant, il osa lâcher à son interlocuteur : « vous vous êtes tordu » comme nous pouvons l’entendre dans le Billet politique de Frédéric Says du 4 juin 2021 à 2 min 53[7]. Une insulte en bonne et due forme, adressée quelqu’un qui a voté pour lui par le passé. Difficile de savoir si cela résulte d’une incapacité à interagir normalement avec un citoyen extérieur à son milieu, et quand bien même, je pensais qu’il y avait une règle d’or, que seul Sarkozy avait brisée avec son fameux « casses-toi pauvre con », une norme immuable qui régissait les rapports directs entre politiques et électeurs et surtout Président et citoyens : jamais un élu n’insultait directement et volontairement un de ses interlocuteur, surtout pas un électeur potentiel et encore moins quelqu’un lui ayant déjà offert sa voix. Nous les savons tous capable de mensonges, de fausses promesses, de mauvaise foi, de renoncements, de double langage, de langue de bois, de dissimulation, de mépris… mais je pensais qu’il y avait au moins cette digue de l’absence d’insulte qui permettait au citoyen manipulé de garder sa conscience tranquille en se persuadant à tort que ces politiques pensaient tout de même à eux.   Comment espérer gagner le respect dû normalement à sa fonction en étant l’agresseur verbal, celui qui perd son sang-froid, qui se frappe seul d’indignité alors que le vis-à-vis garde, compte tenu de la situation, une certaine mesure dans les propos ; notons tout de même une réponse bien sentie : « plus tordu qu’un politique c’est pas possible ». N’importe quel conseiller politique aurait pu le mettre en garde en des termes plutôt fleuris, pour rester dans le ton de l’échange : « fais gaffe quand même à dire des conneries pareilles, tu risques de t’en prendre une ! ». C’est à se demander si notre président n’a pas toujours évolué depuis sa plus tendre enfance au- dessus du reste de  ses contemporains : jamais l’expérience de coups  donnés ou reçus lorsque le degré d’irrespect est insupportable, pas d’échange avec des camarades de récréations qui se termine en pugilat pour une parole qui blesse la fierté au plus profond, jamais de rencontre sportive ou l’honneur bafoué conduit au geste sanctionnable, jamais de fin de soirée ou le mot de trop et la sensibilité exacerbée conduisent à l’explosion physique. Pourtant il est des réflexes humains inscrits dans l’inconscient qui peuvent se révéler dans les moments de grande tension, cette forme d’instinct de survie de la fierté personnelle que les normes sociétales et la culture apprise ne peuvent pas toujours dompter. A mon tour de donner un conseil amical à tous les politiciens, éditorialistes et autres intellectuels de plateaux télé : mesurez tout de même vos paroles car beaucoup de français sont sur les nerfs et les petits commentaires désobligeants, le mépris à peine voilé ou les leçons données dédaigneusement sont autant de petits mots bien choisis (je vous reconnais ce talent) qui sont reçus comme les pires insultes. Bien sûr il ne s’agit pas d’appeler à la violence physique mais simplement d’être conscient qu’elle surviendra inexorablement ; la question n’est finalement pas de savoir comment cette gifle a bien pu se produire mais plutôt de se demander pourquoi elle n’est pas survenue plus tôt. 

 

   Il y a d’ailleurs, ce qui me semble être, un défaut d’analyse majeur de la part de beaucoup de commentateurs traditionnels lorsqu’ils avancent à l’unisson qu’attaquer le Président c’est attaquer la République, c’est vouloir détruire la démocratie. A mon sens ce sont là des explications caricaturales et convenues qui visent à frapper les esprits en s’évitant un effort de réflexion centré sur les causes profondes du problème.   La plupart du temps il s’agit en fait d’une attaque devenue tout à fait personnelle car c’est bien l’individu lui-même qui est visé et pas du tout ce qu’il est censé représenter ; d’ailleurs nous l’avons vu précédemment, il a été lui-même le fossoyeur de sa fonction . Nous avions entendu les mêmes commentaires lorsque la porte du ministère de Griveaux avait été enfoncée par des Gilets Jaunes à l’aide d’un engin de chantier[8]. Le porte-parole du gouvernement  avait lui-même déclaré : «Ce n’est pas moi qui suis attaqué, c’est la République ». Non, non, non Monsieur Griveaux, c’est bien vous qui étiez visé personnellement après nombre de sorties médiatiques insultantes visant à discréditer tout le mouvement de contestation aux yeux de l’opinion. Une question qui se pose : entre un individu qui profite de son poste au sein de l’institution pour protéger ses propres intérêts, pour mépriser inlassablement ses concitoyens, pour détourner voir souiller tous les symboles de la République dans de piètres tentatives d’embellissement de son image personnelle et celui qui laisse exploser sa frustration et son sentiment d’impuissance envers la personne qu’il tient directement pour responsable, qui œuvre le plus à la destruction de la République ?  

      Le cas de la gifle macronienne permet de mettre en valeur ces soubresauts de l’Histoire qui marquent brutalement la rupture totale entre élite associée à leurs suiveurs (en majorité  membres de la classe moyenne supérieure satisfaits de leur situation et fervents admirateurs) et citoyens « lambdas » conscients de l’escroquerie en marche. Les premiers choisiront toujours en dernier recours d’en appeler au respect de la République, de la Démocratie pour sauver de la noyade des dirigeants qu’ils savent totalement défaillants mais qui gardent leur assentiment car ils garantissent la préservation de leur position sociale et financière ; les seconds eux commencent à bouillir de rage avec le risques de multiplication des actions violentes à mesure que les injustices s’accumulent, que le mépris se fait plus cinglant et que les stratégies rhétoriques de préservation se font plus grossières. Les premiers condamnent par slogans sans compréhension, les seconds comprennent bien et sont de plus en plus tenter d’approuver les actes violents par dépit.

 

     Avouons tout de même que certains analystes apportent un peu de nuance. Leurs interventions sont bénéfiques et même indispensables car elles contribuent à faire baisser le niveau de pression instantanément, de véritables soupapes de sécurité. Ainsi j’ai apprécié la mesure de Monsieur Dominique Reynié qui  a débuté son intervention dans les matin de France Culture le 09 juin 2021[9] en parlant « d’une forme de tension croissante », il évoque aussi une « désintermédiation » et avance : « il n’y a plus de médiation reconnue, d’ailleurs le procès se porte contre les médias, contre les politique ; ce sont les réseaux sociaux d’un côté, moi ce que j‘appelle des formes de populismes qui sont le refus des partis, le refus de la représentation nationale élue au sens de l’antiparlementarisme, « désintermédie » dans une société qui ne sait plus faire fonctionner ces médiations que ce soit sur le plan des partis politiques, sur le plan de la vie parlementaire ou même sur le plan médiatique. » Analyse qui me semble juste, je regrette cependant que les mots tels que « procès », « populisme », « antiparlementarise » fassent porter la charge de la « tension » sur les épaules des concitoyens sans que le rôle justement des parlementaires et de l’institution ne soient questionnés. Selon lui nous avons assisté à « une sorte d’émotion collective, comme une unanimité dans la condamnation, une forme de tristesse, de colère à voir des comportements comme celui-là et donc c’est peut-être aussi le moment ou la communauté citoyenne mesure à quel point il est périlleux de sortir d’une confrontation argumentée et d’une dispute ferme, d’un opposition vigoureuse mais respectueuse, du désaccord, les chemins sur lesquels on peut se diriger, peut-être qu’hier il y a eu une forme de conscience de cela. ». L’opposition se fait jour ici, l’indignation unanime venait bien de la classe médiatique et politique, mais pour ce qui est de mes concitoyens, je ne dois pas avoir les mêmes fréquentations… Combien de fois n’ai-je pas entendu : « c’est bien fait pour lui », « il l’a bien mérité », « il fallait s’y attendre », « ça m’a fait plaisir »… pourtant aucun « révolutionnaire » parmi les auteurs de ces déclarations et même des personnes d’un certain âge qu’on ne peut en aucun cas soupçonner de vouloir mettre à bas la démocratie. Il y a donc là une première divergence majeure, et, en fonction du point de  vue adopté et des personnes sondées, la représentation que l’on se fait de la réaction populaire change du tout au tout ; ainsi les solutions proposées avec deux énoncés différents ne pourront jamais être les mêmes, l’une ou l’autre des parties se verra forcément mise de côté… 

    Maintenant, toujours avec Dominique Reynié, intéressons-nous au « profil » du jeune homme auteur du coup. De manière très à propos, il choisit de ne pas s’aventurer sur une analyse de la personne mais parle « des anomalies nombreuse, c’est-à-dire au fond le résultat de ce que j’appellerai une désinstitutionnalisation de la politique, donc on a comme ça des  individus qui flottent avec des liens plus ou moins forts dans des systèmes de réseaux qui font sens pour eux-même, peut-être font sens aussi quand on en regarde la construction, la structuration (…) manifestement on a aujourd’hui des individus qui ne sont plus pris par des idéologies construites, ne sont plus dans les réseaux de mobilisation partisane ou syndicale, ne sont plus associés à des mouvements de types sociaux, structurés et donc sont livrés à eux-mêmes et au fond se mettent en relation avec les autres largement par des réseaux sociaux .»

Un constat tout à fait crédible sans pour autant que soient évoqués les abus des élus, la corruption et les scandales en tout genre ayant éclaboussé la classe politique ou encore la trahison des décideurs syndicaux envers leur base, les partis politiques qui foulent aux pieds régulièrement les fondements idéologiques de leur propre formation. J’aurais aimé qu’on ne laisse pas croire que les citoyens seraient « capricieux » ou ne comprendraient pas certaines subtilités idéologiques hors de leur portée… une trop grande neutralité dans les propos sert parfois de marchepieds à la caricature facile ponctuellement  efficace mais contre-productive dans l’analyse plus globale d’un phénomène. Belle illustration avec le commentaire d’un autre intervenant, Mathieu Suc, analyste des mouvements d’ultradroite qui fait même un parallèle malheureux avec le djihadisme. Il évoque pêle-mêle la « fachosphère », le complotisme, l’antisémitisme, les attentats contre les loges maçonniques et parle d’attaque contre « toutes les sphères supposées incarner le pouvoir politique ou philosophique ». Mélanie Gourarier vient quant à elle faire le lien avec le « masculinisme » sur lequel rebondit Monsieur Suc pour mettre en avant l’antiféminisme. Sans doute n’était-ce pas la volonté initiale, cependant, rapprocher l’acte commis de tous ces qualificatifs peu amènes c’est prendre le risque de faire l’économie d’une réflexion sur les causes profondes touchant la société dans sa globalité. Dès lors, comment espérer que la fracture peuple-élite puisse être réduite ?

La conclusion de Monsieur Reynié est pleine de lucidité : « cette désinstitutionalisation fait rentrer le recours à la violence (…) c’est un signe de plus que nous allons avoir d’autres manifestations violentes sous d’autres formes dans d’autres champs… ».

 

Une gifle électorale monumentale, quand « l’absence » effraie autant que l’agression directe.

 

    J’entends par « absence » l’abstention massive ayant touché les élections régionales et départementales les dimanche 20 et 27 juin 2021 (66,7% et 65,3%). Une gifle monumentale à toute la classe politique avec une mention spéciale pour la Bérézina du parti présidentiel. Deuxième revers en moins de 15 jours pour Macron et pas de la main cette fois-ci… Du jamais vu : cinq ministre éjectés dès le premier tour dans les Hauts de France et surtout le « fort en gueule » Dupont-Moretti qui s’est vu rabattre le caquet.  Abstention qui a donné naissance à un flot de nouveaux commentaires de la part de la caste médiatique traditionnelle. Mêmes mécanismes que ceux évoqués précèdemment à ceci près qu’a moins été évoqué une attaque contre la démocratie ou la République (heureusement…) qu’une fragilisation de celle-ci. Il y a toujours quelques « champions » pour oser condamner la supposée inanité, la bêtise, la fainéantise des électeurs ou pour remettre sur la table la tarte à la crème du vote obligatoire, mais reconnaissons tout de même une certaine inflexion dans les discours avec l’évocation de plus en plus marquée d’un problème systémique, d’une critique enfin ouverte du mode de votation, d’une crise de la représentativité. Cependant la réflexion s’arrête à ce stade. Tout au plus entend-t-on quelques mentions d’une évolution nécessaire vers plus de proportionnelle pour l’élection des députés, une évocation à demi-mots de la reconnaissance du vote blanc et, surtout, aucune référence au Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC). En somme, ils passent tous à côté du nœud du problème, les Gilets Jaunes l’ont pourtant crié haut et fort depuis les premières manifestations et tout au long du mouvement. Mais peut -être faut-il encore un grand débat pour éviter de reconnaitre l’évidence ?

     Pour illustrer ces angles morts de la réflexion de nos « maîtres à penser » je me suis concentré sur l’intervention radiophonique de Sophie Braun et d’André Comte-Sponville dans une nouvelle matinale de France culture le 23 juin 2021 sur le thème : « Santé mentale : la tentation de l’auto-confinement. »[10]. Lorsque le débat se recentre sur l’abstention, le philosophe explique : « c’est évidemment une triste nouvelle, il ne faut pas non plus exempter les citoyens de leur responsabilité. Je ne doute pas que les politiques aient leur part de responsabilité, les journalistes aussi me semble-t-il mais, au fond, c’est la responsabilité de chacun de voter ou pas et il est très déplorable  de voir que deux tiers de nos concitoyens n’ont pas fait l’effort d’aller jusqu‘au bureau de vote. Alors ça conforme quelque chose que moi je dénonce depuis 20 ou 30 ans, c’est-à-dire une espèce de dévalorisation de la politique, vous savez quand j’étais jeune on disait « tout est politique » et la morale était une chose secondaire, une vieille lune ringarde et réactionnaire ; 30 ou 40 ans plus tard c’est l’inverse. Les gens me parlent de morale très volontiers voir étalent leurs sentiments à longueur de journée et plus personne ne s’intéresse vraiment à la politique ; ce sont deux erreurs évidemment. Il était idiot en 68 de croire que la politique pouvait tenir lieu de morale, il est tout aussi idiot aujourd’hui de croire que la morale, l’humanitaire, le bon sentiment puissent tenir lieu de politique. Donc le combat que je mène depuis des années est un combat pour revaloriser la politique et je dis toujours qu’on y parviendra pas en crachant perpétuellement sur ceux qui la font. Je veux dire sur les hommes politiques ; alors ils ont leurs défauts, ça dépend évidemment de quel homme politique on parle, mais enfin rappelons quand même que dans une démocratie, en gros, on a le dirigeant que l’on mérite, c’est nous qui les avons élus et on ne me fera pas croire que la France est un pays formidable de 68 millions d’êtres intelligents qui seraient malencontreusement gouvernés par un quarteron de lâches et d’imbéciles, ça n’est pas vraissemblable vous voyez, et je pense qu’il faut revaloriser la politique, ça suppose le travail de tout le monde y compris des intellectuels et moi j’essaie d’y contribuer ; ça suppose aussi me semble-t-il de la part des médias une espèce de réflexion. Je suis souvent un peu agacé de voir avec quelle suffisance les journalistes font la leçon aux politiques, les prennent un peu de haut alors, qu’entre nous soit dit, les politiques font un métier autrement difficile. Je crois que nous avons besoin de respect démocratique ; alors l’histoire de la gifle est une anecdote mais qui en dit long sur cette espèce de dégradation ».

    Nette impression d’un plaidoyer pour la famille, une critique en forme de réflexe de classe. Les politiciens ne sont pas blancs comme neige mais il ne faudrait pas rejeter la faute sur eux. Ils font un métier bien difficile, se sacrifient pour leurs concitoyens et nous sommes tous très méchants avec eux. Une belle farce qui vise à dédouaner nombre d’élus peu scrupuleux qui agissent le plus souvent en toute impunité. Rares sont les condamnés (Tron, Cahuzac et Balkany par exemple) souvent plusieurs années après quand ils ne sont pas capables de faire trainer les affaires durant une décennie. L’un des plus beaux exemples en est le jugement de  l’arbitrage dans l’affaire Tapie. Christine Lagarde en 2007, alors ministre de l’économie de Sarkozy, ordonne une procédure d’arbitrage qui se solde par 403 millions d’euros octroyés à Bernard Tapie… En 2011, la Cour de justice de la république est saisie pour déterminer si Lagarde a privilégié les intérêts de  Tapie à ceux de l’Etat. En décembre 2016 elle est reconnue coupable de « négligence » dans cette affaire… mais dispensée de peine[11]. Entendre ce genre de défense et les remontrances qui l’accompagnent envers nous contribue à dégrader encore un peu plus la relation qui désunit élus et électeurs. Heureusement, il n’a pas été jusqu’à nous rendre coupables des mensonges des hommes d’Etat, quoique… c’est sans doute pour notre bien et pas du tout pour leur intérêt personnel. Il est bien temps de nous reprendre, soyons plus compréhensifs, plus reconnaissants, en somme plus serviles. Et si l’un d’eux dérape c’est sans doute que la pression qui s’exerce sur lui est indécente donc plaignons-le au lieu de nous plaindre ! 

      Heureusement certaines analyses me paraissent plus objectives ; la réflexion de Sophie Braun en est la preuve : « un des éléments fondamentaux est un sentiment d’impuissance. (…)  Pourquoi est-ce que les gens ne votent pas ? Parce qu’ils ont le sentiment que cela ne servira à rien. A quoi bon  et il faudrait que l’on s’interroge beaucoup plus sur les causes de cet « à quoi bon ». Parce que, que produit ce sentiment d’impuissance ? Cela fait deux choses à l’extrême : d’un côté, ça donne des révoltes qui peuvent devenir assez violentes pour des gens qui ont encore ce sentiment de pouvoir quand même un tout petit peu se révolter, et de l’autre côté, ça donne le repli sur soi important, le repli sur soi des gens qui vont rester au lit parce que ça ne sert à rien. Je crois que le taux d’abstention qu’il y a eu révèle à quel point le sentiment d’impuissance est devenu fort chez nos concitoyens ; et si nous ne commençons pas à avoir une réelle réflexion non pas sur comment on va voter, s’il faut ajouter telle ou telle modalité ; c’est par la question je crois : comment est-ce qu’on peut faire aujourd’hui pour sortir les individus  de ce sentiment d’impuissance, ça c’est le chantier qui va être fondamental au 21ème siècle. Sinon, je crois que nous allons vers des risques de catastrophes. Les gens s’individualisent, ils ont le sentiment d’exister de plus en plus et d’avoir des droits évidemment de l’autre côté il faut qu’ils aient des devoirs mais aussi, il faut que nous respections cette individualité. C’est-à-dire, qu’il y ait réellement des pouvoirs qui soient donnés aux individus et qu’ils aient le sentiment de puissance sur le monde. Sinon, et moi je vois beaucoup de patients arriver avec ce sentiment d’impuissance, des angoisses qui favorisent ces sentiments d’impuissance : de toute façon la crise écologique, de toute façon le chômage, de toute façon il n’y a plus de possibilité et le Covid est venu ajouter à ça. Que fait-on quand on se sent complètement impuissant ? » 

C’est un constat qui me parait très pertinent mais qui n’est toujours pas accompagné des réponses centrales que nous appelons de nos vœux depuis longtemps. Est-ce la peur de se trouver poussé hors des sentiers intellectuels habituels ? Une forme d’autocensure comme instinct de survie médiatique ? Pourtant je ne peux croire que des idées aussi simples ne puissent atteindre leur raison. Reconnaissance du vote blanc, Assemblée constituante, RIC ; autant de « gros mots » sortis d’office du dictionnaire des élites. Trop connotés Gilet Jaune, populiste, nationaliste ou gauchiste… Et pourtant ce sont les seules réponses qui peuvent éviter un effondrement de notre démocratie, la seule manière de regagner un semblant de confiance. Mais en quelle langue leur expliquer ? Tous les « think tank » les plus réputés ne pourront pas nous aider ; ces milieux académiques politiques, médiatiques, s’ils se rendaient à ces idées auraient l’impression de sacrifier une part trop importante de leur pouvoir de prescription. Les citoyens ne maitriseraient pas les sujets, ils voteraient mal, ils ne feraient pas preuve de discernement… Et bien ce n’est pas la question, il s’agit de décisions communes, de faire appel à une réelle intelligence collective. Dès lors, plus de sentiment anti gouvernemental possible ou alors de moindre intensité car on ne pourra imputer à personne en particulier le poids d’une décision. Je pense sincèrement que ce serait un facteur d’apaisement social. Mais il est vrai qu’avec une telle configuration, le gouvernement actuel se verrait « renvoyé dans les cordes » assez souvent. Notre démocratie actuelle est bien une fabrique de l’impuissance et de la frustration. Dans le cadre de mon activité professionnelle, lors d’une formation sur le « burn-out », un médecin du travail nous a présenté un schéma illustrant la théorie traditionnelle du stress. Une courbe représentait la résistance au stress d’un individu qui évoluait dans le temps selon trois phases : une première phase « d’alarme » avec des soubresauts en réaction aux stimuli extérieurs, suivi d’une deuxième phase de « résistance » pendant laquelle justement la résistance au stress atteint un sommet puis un plateau maximal sur une période plus ou moins longue avant la 3ème phase « d’épuisement » caractérisée par la diminution brutale des capacités de résistance et donc une chute en pente raide de la courbe. Il me semble que l’on peut reprendre ce même schéma et l’adapter au niveau d’un groupe, d’une société, d’un matériau ou d’un système quelconque ; et  mon choix se porte bien sûr sur le système démocratique actuel. La nouveauté et l’euphorie des premiers votes au suffrage universel semblent bien loin, les amendements visant à éloigner les citoyens de la décision politique concrète se sont faits de plus en plus nombreux avec le sommet de la transformation en régime présidentiel qui tient depuis plusieurs décennies parallèlement à l’augmentation du « stress populaire » ; aujourd’hui nous entrons ou sommes déjà entrés dans la phase de l’épuisement avec un système qui ne peut plus résister à l’explosion de la frustration du peuple ; reste à savoir comment se conclura la chute… Oui la démocratie est fragilisée, mais l’élite  qui pense que ceux qui s’abstiennent fragilisent la démocratie devrait revoir sa copie. Il y a bien une inversion des termes, nous ne fragilisons pas la démocratie, nous tentons de vous expliquer que vous la détruisez seuls. Vous la fragilisez et nous réagissons en conséquence en nous abstenant, et c’est un moindre mal.  

 

     Je laisse la conclusion à Monsieur Reynié qui dit, en parlant du vote : « Le sentiment que peut-être beaucoup de nos concitoyens ont aujourd’hui c’est que ça n’a pas d’efficacité véritable, nous sommes plutôt en train de flotter sur un courant et dans une direction que nous ignorons, contre laquelle nous ne pouvons pas aller. (…) Le vote protestataire est l’expression d’un désarroi, un désarroi politique, on ne sait pas comment faire porter ses revendications, on ne sait pas comment recevoir une explication sur le sens de notre histoire, et ces réponses-là ne sont pas apportées. » 

Les questions sont toujours bien posées mais les réponses, selon eux, se font toujours attendre ; et bien, demandez-nous et surtout, écoutez ! 

 

 



Pourquoi je ne voterai pas à l’élection présidentielle de 2022

Dimanche 10 avril 2022 je ne serai pas en déplacement, j’aurai la capacité de me rendre au bureau de vote, je ne me désintéresse pas du tout...