mardi 1 décembre 2020

Comment les médias traditionnels modèlent la réalité par un traitement partial et partiel de l’information, illustration par l’exemple.

    Mon attention s’est portée sur le billet politique de Frédéric Says le 30 novembre 2020 dans la matinale de Guillaume Erner sur France Culture[1]. Tout d’abord il faut noter que j’apprécie particulièrement les analyses de cet intervenant ; il paraît toujours mesuré et distille les bonnes formules avec un ton si neutre que l’on pourrait penser que chez lui l’objectivité est une seconde nature. 

    Dans ce billet intitulé : « « Article 24 » : le gouvernement empêtré », il explique  l’impasse politique dans laquelle se trouve l’exécutif  avec cette proposition de loi très contestée. Pour lui « c’est un trait de l’époque, si le social mobilise moins, les cortèges se forment plus facilement pour les libertés et pour l’identité, que pour les droits sociaux et le partage de la valeur ajoutée. » Il en veut pour preuve que « le gouvernement a pu faire passer la baisse des allocations logement, la réécriture du code du travail, tout cela sans heurt majeur, comme si une partie de la population, sur le volet social, avait entériné la désillusion, comme s’il était chimérique d’imaginer de nouveaux droits sociaux, comme si maintenir les droits actuels était déjà perçu comme une victoire ».  Et bien, malgré la forme toujours égale du discours, il est impossible ici de cacher un jugement de valeur sous les traits d’un argumentaire sobre. 

Il faudrait accepter comme vérité que les mobilisations pour les droits sociaux ont été moins importantes que celle pour les droits sociétaux. Pour qui a observé de près les manifestations depuis le début  du quinquennat, que ce soit contre la destruction du code du travail, pour la sauvegarde du statut des cheminots, pour la sauvegarde du service public ou contre la réforme des retraites  cela ne paraît pas du tout une évidence… Et que dire de l’oubli ici de mentionner la mobilisation des Gilets Jaunes, mouvement social par excellence qui a secoué toutes les certitudes de ce gouvernement. Il serait d’ailleurs bien mal avisé de vouloir se baser sur des comparaisons en termes de chiffres qui varient autant qu’il y a de commentateurs et qui pourtant me semblent d’égal importance dans tous ces types de manifestations ;  mention spéciale tout de même pour les derniers qui sont restés actifs de longs mois à partir de novembre 2018. 

     Je considère ici que Monsieur Says, sous couvert d’une pensée originale, se met tout simplement dans la position du défenseur de la pensée dominante initiale qu’il a posé comme hypothèse de départ de sa démonstration. Malgré tout j’ose espérer qu’il n’ait pas fait preuve de malhonnêteté intellectuelle, même si son analyse opère comme une boucle de retrocontrôle positive pour justifier des thèses qui me paraissent contestables.

En effet, avec ce genre de propos impossible à démontrer on peut facilement « créer l’événement » ou du moins pousser à son avènement, à la manière de l’énonciation d’une prophétie autoréalisatrice. Si j’avance, de concert avec plusieurs autres médias à ma suite, que les combats sociétaux sont plus mobilisateurs que les combats sociaux j’expose le citoyen auditeur à réfléchir d’une certaine manière lorsqu’il identifie ce qu’il considère comme une injustice intolérable ; deux possibilités : « c’est une question sociale, pas besoin de me mobiliser car personne ne suivra le mouvement, c’est un fait » ou « c’est une question sociétale, allons-y c’est un sujet fédérateur »  de la même manière vis à vis des politiques qui tendraient l’oreille : « pas de soucis on peut enfoncer le clou sur cette question des droits sociaux, personne ne va réagir » et de l’autre côté « occupons le terrain sur le sociétal, une fois la catharsis consommée cela ne nous coutera pas grand chose pour satisfaire les concitoyens, le « business » sera préservé et en plus cela nous permettra de détourner l’attention des autres manœuvres législatives ».

Les médias « mainsteam » peuvent ainsi défendre une certaine vision sous la forme d’un militantisme voilé en faveur de certains combats. Pour le cas des différents types de manifestations populaires, on peut facilement identifier lesquels s’attirent leurs faveurs ; pour cela il suffit d’écouter les commentaires des présentateurs, éditorialistes et journalistes les plus présents. Deux facteurs principaux peuvent retenir notre attention : comment sont qualifiés les militants, les combats qu’ils défendent et de quelle manière sont relatés les faits en termes de heurts et de chiffres. Tout d’abord les militants défendant le statut des cheminots, le code du travail, le service public, le maintien du système de retraites, ils sont présentés comme des gens voulant freiner la croissance française, des privilégiés qui s’accrochent à leurs avantages ; dans leur cas on accorde plus de confiance aux chiffres de la préfecture, on raille volontiers les annonces des syndicats et on met la focale sur le moindre feu de poubelle en disant que ces manifestations troublent la tranquillité citoyenne et gênent les commerçants. A l’inverse les activistes antiracistes, féministes, écologistes sont plus volontiers présentés comme des défenseurs de la tolérance et de la justice et on insistera plus facilement sur les données chiffrées qui émanent d’organismes indépendants tout en parlant simplement de « quelques échauffourées », à moins que les débordements ne deviennent trop visibles et dans ce cas quelques casseurs ont « volé » la manifestation. Pour moi toutes ces mobilisations sont légitimes, le problème est la différence de traitement. Ainsi nombre d’analystes honnêtes font évoluer leurs idées en circuit fermé à l’intérieur d’un cadre idéologique fixé insidieusement d’avance. Ces pensées apparaissent comme des sortes de greffons intellectuels de prime abord vivaces sur un arbre idéologique dépérissant.

Revenons aux propos de Frédéric Says qui ponctue sa démonstration pour prouver que l’économie n’intéresse plus en faisant référence à un article de Médiapart, « l’enquête fouillée sur AXA qui aurait créée une structure au Luxembourg pour échapper en partie à la fiscalité française » avec toujours, selon ce média « près de 100 millions d’euros d’impôts soustraits au fisc français » ; enquête qui n’aurait pas intéressé beaucoup de monde. Cet argument peut être réfuté selon deux angles d’attaque ; dans un premier temps en avançant le contre-exemple de l’intérêt populaire pour la question de la privatisation très contestée d’ADP, question économique s’il en est, qui a entrainé la mise en place d’un référendum avec freinage gouvernemental et marche arrière médiatique ; et dans un second temps l’argumentaire se démonte de lui même lorsque le journaliste explique que presque personne n’a pris connaissance de cette affaire, ce qui serait la preuve de l’absence d’intérêt pour la question économique… il a donc le culot de rendre les citoyens coupables du manque de relais médiatiques sur des sujets sensibles. Il y a un fait majeur : les médias sont silencieux sur la question mais le fait que vous n’en preniez pas connaissance prouve que vous ne vous y intéressez pas. Raisonnement aussi puissant que celui du chien qui tente de se mordre la queue…

 

P.M.

     

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