mardi 18 février 2020

Pourquoi le quinquennat Macron est-il si absurde ?

    N’étant pas salarié d’une entreprise, ma connaissance de cet environnement professionnel est restée longtemps très parcellaire et relativement abstraite. Le recoupement d’informations a requis un temps de latence important malgré les signes se faisant de plus en plus clairs et pressants. D’où ce sentiment personnel que le fruit de cette réflexion se révèle tardivement ou du moins à contretemps. J’espère pour autant que l’idée générale sera présentée de manière assez explicite, précise et argumentée. Certains critiqueront volontiers le parti pris et je reconnais tout à fait une part de subjectivité ; cependant, étant donné le peu de recul dont peuvent faire preuve les acteurs et bénéficiaires des agissements que j’évoquerai, je considère que même si la distance prise n’est pas parfaitement juste, elle demeure indispensable à la critique de ces phénomènes. 

  Une simple photographie ? Non, c’est bien plus que cela, c’est une mentalité qui s’affiche, une vision de la société qui vous saute aux yeux, qui vous prend à la gorge et même aux tripes, hauts le cœur compris. Je fais référence ici à notre président de la République posant tout sourire avec un t-shirt dénonçant les ravages du LBD[1]. Ma première réaction : une incompréhension totale. Pourquoi ? Comment ? Se moque-t-il des manifestants éborgnés par ces armes institutionnelles ? Envoie-t-il un message à ses forces de l’ordre qu’il méprise depuis des mois (heures supplémentaires non payées, locaux toujours vétustes, aucune prise en compte de leur souffrance…) ? A quoi joue-t-il ? Folie ou inconscience ? Il est de ces évènements de prime abord anodins qui remettent les idées en place, qui permettent d’établir des corrélations qui se dérobent à une pensée stérilisée par des slogans et des envolées idéologiques partisanes simplificatrices. Ce genre d’épiphénomène qui éclaire les évidences sous un nouveau jour, qui donne la clé pour verbaliser ce que l’on sait, ce que l’on sent mais que l’on peine à expliquer correctement ; certaines actions sont bien plus signifiantes que tous les discours. 
L’état de sidération passé, j’ai très vite pensé aux campagnes de communication qui fleurissent et visent à verdir l’action de multinationales des plus polluantes ; une impression d’hypocrisie, une forme d’incongruité poussée à l’extrême que seuls les individus et entités hors sol peuvent dégager. Et l’évidence surgit : en fait il ne voit vraiment pas où est le mal ; c’est tout simplement une question de parcours, d’éducation, de culture personnelle. Et revient en mémoire cette histoire de « Start up nation » dont j’avais négligé l’un des aspects. En effet, je voyais dans ce slogan l’idée d’une nation qui serait à la pointe pour faire émerger de nombreuses « start up », qui multiplierait les aides, les investissements, ferait la promotion de ses champions à grands renforts de communication… Mais j’avais totalement omis cette autre idée de la nation française transformée elle-même en « start up » dont il serait le PDG, exportant le modèle de management d’entreprise à tous les aspects de la société (on peut d’ailleurs aisément remplacer « Start Up Nation » par « Entreprise France » ce qui lève le trouble suscité par cette expression se voulant moderne et innovante mais qui pour moi manque de précision et donc ne facilite pas la compréhension). Là l’ampleur du drame devient saisissante : la transformation de la France en cette nouvelle forme d’entreprise avec tout ce que cela comporte de déshumanisation, de religion du chiffre et de rationalisation économique ! La manœuvre est d’ailleurs subtile : crier sur tous les toits son amour de la République, de la démocratie, du service public tout en en sapant petit à petit tous les fondements. Et ce ne sont pas les parlementaires de l’opposition qui diront le contraire ; la tentative de  réforme de la constitution mise à mal par l’affaire Benalla est d’ailleurs un des aspects fondamentaux qui aurait pu accélérer le processus.

    Quelque chose aurait tout de même dû nous mettre la puce à l’oreille : les expériences professionnelles respectives d’un grand nombre des membres du gouvernement : Edouard Philippe ayant travaillé chez AREVA , Muriel Pénicaud ancienne DRH chez Danone et directrice de Business France , Emmanuel Wargon ancienne directrice de la communication et des affaires publiques chez Danone, Brune Poirson ancienne cadre chez Véolia, Jean Baptiste Djebarri ancien directeur des opérations de la compagnie aérienne privée Jetfly… Bien sûr il ne s’agit pas de reprocher les expériences professionnelles passées de certains de nos dirigeants mais de comprendre que la plupart ont été biberonnés à la culture d’entreprise et souvent à des postes de direction. Ajoutons à cela un grand nombre de députés LREM transfuges de ce même univers mais que l’on a préféré qualifié pudiquement de membres de la « société civile » ; cela permet d’avoir une petite idée de leur vision du monde du travail… 

    Pire que la photographie évoquée précédemment, cet amendement rejeté par la majorité au cœur même de l’assemblée : ces députés « macronistes » qui refusent donc d’augmenter le nombre de jours de congés accordés par une entreprise à son salarié au moment de la perte d’un enfant ! Pas besoin de réfléchir, on passe directement au stade de l’envie de vomir et de frapper quelque chose de toutes ses forces pour évacuer sa rage ! Ces individus sont incapables de comprendre que pour la majorité des français et surtout pour la plupart des mères et pères de famille, les enfants sont le bien le plus précieux et leur perte le pire drame imaginable. Il est des situations dans lesquelles la considération économique n’a plus lieu d’être et ce quelles que soient les pertes financières escomptées ; pourtant eux osent comparer symboliquement la perte d’un être cher à des lignes de comptabilité d’une entreprise ? Honte à eux, honte à cette majorité. Les plus complaisants crieront à l’erreur de parcours ; il s’agit plutôt d’une nouvelle vague dans la dérive entamée dès 2017. Rappelons d’ailleurs les prémices de ces votes indignes lorsque cette même majorité avait déjà voté contre l’interdiction des publicités vantant les produits néfastes pour les enfants de moins de 12 ans[2] ou encore lorsqu’elle s’est montrée incapable d’œuvrer à l’inscription dans la loi d’une présomption d’absence de consentement en dessous de 15 ans[3] malgré les demandes d’associations de protection de l’enfance[4]. Comment accorder un quelconque crédit à ces personnages qui ne placent pas la protection de nos enfants comme objectif principal ?  Notons que le « grand patron » est d’ailleurs venu éteindre l’incendie en rappelant ses troupes à l’ordre[5] ; mais le mal est déjà fait et étant donné son passif en matière de sincérité et de communication, il existera toujours la suspicion d’un bricolage de dernière minute juste bon à ne pas se mettre à dos l’opinion publique dans son ensemble en se défaussant lâchement sur des députés dépourvus de toute fierté.  

    C’est bien la contamination par cette mentalité associée à la multiplication de ces allers-retours incessants entre public et privé  qui fragilisent l’Etat français dans sa mission première de recherche de l’intérêt général. D’ailleurs, il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, le journaliste Vincent Jauvert explique très bien le processus de « pantouflage » qui touche la haute fonction publique dans son ouvrage Les intouchables d’Etat. Comment faire confiance à des individus qui profiteront de leur connaissance des arcanes du système administratif public pour guider dans leur action des groupes privés moyennant de grasses rémunérations ? On peut voir que la porosité entre public et milieux des affaires est totale mais la grande nouveauté réside dans le fait qu’en « macronie » on atteint un paroxysme. Il y a ce côté décomplexé ; nous sommes passés d’une pratique en quelque sorte inavouable à une habitude  valorisée et encouragée. Il n’y a donc plus aucun autocontrôle, l’absence de limites devient la règle ce qui contribue à déséquilibrer totalement la structure étatique qui penche dangereusement vers le secteur privé… Dès lors, qui peut imaginer décemment que nous sommes réellement représentés, que nos intérêts sont préservés ? A moins de croire encore à ce mythe du « ruissellement » largement démenti par les faits. 

    En se basant sur cette hypothèse d’un pouvoir exécutif conditionné par le management d’entreprise moderne on comprend bien mieux toutes les dérives auxquelles nous assistons actuellement : mensonges éhontés, rapports officiels bidonnés, mesures insensées… et tout cela en toute impunité, comme si le poste hiérarchique donnait tous les droits. La réforme des retraites en est la parfaite illustration et l’exemple des professions libérales est évocateur : si le texte était adopté en l’état, il y aurait une augmentation très importante  des cotisations retraite pour les professionnels ayant un chiffre d’affaire annuel inférieur à 40000 euros ; ces cotisations passerait de 14% actuellement à 28%. Pour donner un ordre d’idée, un indépendant payant actuellement 7000 euros annuellement passerait à 14000 euros… d’où la menace pour certains de devoir mettre la clé sous la porte. Tout cela n’est que pure folie ; pour ceux qui ne comprendrait pas, il y aurait un passage brutal de la condition de membres de la classe moyenne supérieure se pensant à l’abri à celle de certains gilets jaunes de la première heure qui expliquaient ne pas pouvoir remplir leur frigo le 15 du mois ou ne pas pouvoir honorer leurs traites d’habitation ! Pour quelqu’un qui travaille souvent plus de 50 heures par semaine, prend rarement 5 semaines de congés toujours avec pertes financières directes avouons que cela fait un peu désordre. Et comment expliquer que seuls ceux qui gagnent le moins paieront  plus ? Mais qu’est ce qui leur passe par la tête ? Et ce ne sont pas les explications alambiquées évoquant un lissage sur plusieurs années, des compensations probables et une conjoncture sans doute favorable qui  pourront apaiser les esprits ; on ne peut tout simplement pas justifier l’injustifiable. Encore plus fort, « dans le même temps » on apprend que pour les cadres du privé les mieux rémunérés,  c’est à dire au dessus des 120000 euros annuels, les cotisations passeront de 28% à 2,8% ! Symboliquement c’est effroyable ! Mais qui a pu « pondre » une réforme aussi inepte ? Une soi-disant concertation de deux ans qui se termine par un travail vite fait mal fait. Que se passe-t-il ? Ont-ils un tableau excel à la place du cerveau ? Et ce n’est pourtant pas une farce…   

     Cet exemple est particulièrement efficace lorsque l’on tente d’expliquer le marasme dans lequel nous plonge le gouvernement avec cette réforme. A un interlocuteur me demandant mon avis sur la question, j’ai expliqué ces faits et l’ai interrogé à mon tour : « Comment ont-ils pu seulement oser proposer de telles choses ? Cela n’a aucun sens ! » Et bien la réponse m’a surpris au plus au point : «Mais si, c’est tout à fait possible, on voit que vous ne travaillez pas en entreprise. » Et là commence un déferlement d’exemples de mesures prises par une direction en totale contradiction avec les réalités du terrain, la morgue et la mauvaise foi des décideurs qui vont expliquer que « ce sera mieux pour le groupe ». Et si d’aventure les conséquences sont bien délétères, ce n’est pas du fait de cette décision erronée mais plutôt du fait de la conjoncture ou de l’incompétence des équipes qui n’ont pas su mettre en œuvre un plan qui les dépasse. Cela me rappelle bien quelque chose… et me reviennent alors en mémoire tous les autres exemples entendus ces dernières années : ici une femme mise au placard à son retour de grossesse car ne pouvant garder l’amplitude horaire d’avant l’heureux événement, là le burn out d’un DRH qui revient au travail et terrorise encore plus ses équipes, ou encore le chef de service qui harcèle les salariés au point de les faire fondre en larmes pendant les réunions, les postes non remplacés avec charge de travail qui augmente pour les restants et dont les cris d’alarme sont reçus par la direction avec la « stratégie de l’autruche » ou du « jusqu’ici tout va bien », le collègue qui fait double emploi pendant plusieurs mois après la promesse d’une évolution et qui, lors du rendez-vous attendu est accueilli par un « mais tu sais en ce moment la situation est compliquée… »… Et pour ceux qui voudraient jouer les fortes têtes, l’éternel laïus : « mais personne ne vous oblige à rester, vous être libre de partir ». C’est un peu comme être  Libres d’obéir  pour reprendre le titre de l’essai de Johann Chapoutot qui, d’une certaine manière, interroge des influences du « management » moderne à travers l’évocation de la carrière de Reinhard Höhn, cadre du troisième Reich qui, étonnement, a pu développer ses théories et retrouver un certaine reconnaissance dans l’Allemagne d’après-guerre. Pour ce penseur, paradoxalement, pas d’autoritarisme directement appliqué mais un management par objectifs avec un salarié déconnecté de l’appareil décisionnaire et que l’on invite à l’autonomie et à la responsabilisation sous une apparente bienveillance pour mieux le rendre responsable justement des échecs en cas de faillite. Et tout cela sans aucune possibilité de questionner le manque de réalisme des dirigeants, seuls individus reconnus comme totalement rationnels. Et que dire, lorsque l’on apprend que cet individu a été l’un des précurseurs de la « Nouvelle Gestion  publique » où « le progrès est donc l’indifférenciation croissante entre administration et entreprise, secteur public et secteur privé ». Bien sûr, il serait bien malvenu de réduire le champ énorme du « management  d’entreprise » au simple exemple de l’Allemagne nazie  et l’auteur se garde bien de franchir ce cap en prenant toutes les précautions d’usage : renseignement sur le discrédit subi par Hohn en fin de carrière après des révélations sur son passé, évocation de la recherche dans ce domaine sans doute plus prolifique à la même période et même bien avant dans le monde anglo-saxon. On peut ainsi évoquer l’avènement aux Etats-Unis dans la première moitié du 20ème siècle du Taylorisme puis du Fordisme reprenant les principes d’une nouvelle Organisation Scientifique du Travail appliquée à la production de masse ; avec tout ce que cela comporte d’aliénation pour le salarié. Notons aussi le développement du « lean management » après la Seconde Guerre mondiale, par le groupe Toyota au Japon. Toujours ce même objectif d’ « optimiser le travail (…) par l’élimination systématique du gaspillage » comme l’évoque Sylvaine Perragin dans son ouvrage Le salaire de la peine, Le business de la souffrance au travail.  Je considère, pour ma part, que c’est là l’un des revers de la médaille d’une mondialisation dite « heureuse » qui peut aussi être à l’origine d’une « malsaine » émulation entre théoriciens de tous bords qui visent à gérer au mieux les facteurs de production à grande échelle (nous parlons bien aussi des êtres humains, employés, salariés, travailleurs…) en orientant les objectifs vers la productivité et l’efficacité.
              Admettons tout de même qu’il ne faudrait pas laisser penser que toutes les entreprises ont le même schéma de fonctionnement. Certaines considèrent sûrement réellement leurs salariés, ne font pas de chantage au licenciement, n’imposent pas de décisions verticales arbitraires, obéissent à une certaine forme de bon sens. C’est sans doute lié au fait qu‘elles conservent une « taille humaine » , elles ne placent pas le gain de productivité comme seul objectif  et ne renvoient pas les individus employés à de simples lignes de coûts de production. Il est vrai que suivant son propre prisme de lecture, on aura tendance à ne faire cas que des faits qui confortent des idées parfois préconçues. Je reconnais volontiers ce biais d’interprétation, cependant, au delà des simples témoignages informels (il est plus fréquent d’entendre des plaintes concernant les dysfonctionnements plutôt que des discours laudateurs décrivant un environnement professionnel sans accroc) certains exemples très actuels ne peuvent être ignorés. Le premier retenu est un ouvrage au titre évocateur : DRH la machine à broyer . Didier Bille, ancien DRH, nous livre un témoignage de première main à la fois instructif et révoltant : « Cette fonction (DRH) est aujourd’hui devenue le bras armé des directions, des actionnaires et de leur politique de la terre brûlée. » Son expérience dans des grands groupes et ses analyses ne laissent aucune place au doute : «(…) dans cette entreprise comme dans beaucoup d’autres, il n’existait plus aucune solidarité entre les salariés » ; « dans l’entreprise, cet égoïsme, cette atomisation sont encouragés et organisés activement par les politiques de gestion du personnel et de management (…) ». Toutes les descriptions de situations vécues montrent clairement que le salarié est considéré comme un outil ayant un coût précis et une certaine durée de vie et dont on peut se séparer dès que l’utilité est mise en question… Toutes la machinerie est parfaitement décrite : les techniques, les excuses, les dissimulations, l’hypocrisie…  Pour ceux qui mettraient en doute la parole de ce témoin clé, qui voudraient faire passer ces informations pour des délires et fantasmes d’un individu isolé et revanchard, qui proposent de simplement détourner le regard , le mur du réel vient remettre la problématique devant les yeux. Le second exemple retenu : le procès France Telecom (maintenant Orange), la mise en cause de ses cadres et surtout leur condamnation. On a pu être effaré en entendant les mots employés par cette équipe de démolisseurs pour expliquer et justifier leurs actions : Didier Lombards parlant des départs de salariés « par la porte ou par la fenêtre »[6], la fausse justification des 22000 départs imputables, selon la défense, à une mauvaise situation financière de l’entreprise alors qu’il est montré qu’il s’agissait d’augmenter le cours de l’action  et ainsi mieux se rémunérer[7], le DRH qui lance un « crash program »[8]… et, de l’autre côté, les témoignages des plaignants évoquant le mépris, le harcèlement moral, les situations de détresse, les dépressions jusqu’aux suicides[9]… Mais tant que l’on reste au stade de l’instruction, certains peuvent toujours parler d’erreur mais pas de faute, d’immoralité mais pas d’illégalité, d’autres ne voudront pas reconnaître la responsabilité des dirigeants et oseront même avancer que pour les suicides « c’est plus compliqué que cela, certaines personnes sont plus fragiles… » jusqu’à ce que le verdict soit rendu : condamnation pour « harcèlement moral institutionnel »[10]. Pierre Wenès, Olivier Barberot et Didier Lombard condamnés à 12 mois de prison dont 8 avec sursis et 15000 euros d’amende ; seulement 75000 euros d’amende pour France Télécom. A mon sens des peines dérisoires étant donné qu’il y a eu des morts. Comme si le monde du travail, le système judiciaire et donc notre société dans son ensemble avait permis le développement d’une forme moderne de « banalité du mal » que n’aurait sans doute pas démenti Hanna Arendt. C’est cependant historique car cela donne la preuve de l’existence d’un système institutionnalisé, d’une méthode de direction dont l’objectif est bien la casse des salariés dans un but de rentabilité ; fini les procès en « complotisme », impossible de se cacher derrière la supposée fragilité de certains salariés, la faute est avérée, les réparations vont pouvoir être exigées. Comme si un spectre immatériel, irréel venait de prendre corps devant nous ; il s’agirait de le saisir de toutes nos forces pour qu’il ne se dérobe plus jamais.         

     A ce stade, pour ceux qui ne seraient pas encore convaincus par le parallèle que je propose entre situation vécue en interne dans une entreprise comme France Télécom et notre situation à tous, en tant que citoyens de la nouvelle entreprise France, je me propose de reprendre certaines comparaisons en passant à chaque fois de l’échelle restreinte « entreprise » à l’échelle globale « France ». Tout d’abord, admettons que la direction d’un groupe peut être assimilée au pouvoir exécutif : président et directeurs généraux équivalent dans la situation « macronienne » au  Président de la République associé aux ministres ; pour faire appliquer les procédures aux employés, les équivalents des DRH, directeurs juridiques et autre directeurs marketing ou financiers, à l’échelle France on aura les députés de la majorités qui appliquent le plan de la direction (ou de la présidence) en faisant voter des lois, associés au secteur judiciaire (normalement toujours indépendant malgré les nominations aux postes de procureur directement liées au pouvoir exécutif…), à la police pour les faire respecter quels que soient  les moyens (malgré le sentiment qu’il existe certains secteurs ou l’impunité règne…) et aux directeurs d’administration ; enfin, la force productive de l’entreprise, les salariés seront remplacés à l’échelle de la France par tous les concitoyens ; pour le cas des fonctionnaires directement liés à l’Etat c’est beaucoup plus évident, mais pour le reste des secteurs d’activité il faut se figurer que nous sommes tous censés nous plier au projet déterminé par la direction même si seulement 20% de la population a choisi de travailler « avec » elle (et pas « pour » elle, ne leur en déplaise).
     Maintenant les exemples plus concrets. Est-il besoin de revenir sur les similitudes flagrantes en ce qui concerne le jargon ? L’innovation est surtout langagière avec cette espèce de novlangue « franglaise » insupportable : « process », « disruption », «deadline », « retro-planning », « faire sens » (pour « make sens »), « force de proposition », « updater » (pour « mettre à jour »)… Pour en revenir à la langue de Molière, on trouve des similitudes jusque dans le vocable employé sans cesse : les appels du gouvernement à l’ « autonomie » des citoyens, à leur « responsabilisation », à la participation au « projet France » établi par d’autres… Tellement flagrant que cela passe inaperçu, comme si la grosseur du trait rendait le discernement impossible.
     Je reprendrai ici deux exemples empruntés de nouveau à Didier Bille pour les transposer à l’échelle nationale. Son ouvrage devrait d’ailleurs être reconnu « d’utilité publique » et être étudié en cours d’économie obligatoire dans tous les lycées, par principe de précaution et dans le but de préserver la santé mentale de nos enfants. Dans un chapitre particulièrement édifiant, « Licenciement collectif pour les nuls », il explique très bien comment un groupe peut mettre volontairement  un site de production en faillite pour s’en défaire : selon lui il suffit de le rendre non rentable par un certains nombre de mesures dont l’objectif est l’augmentation des coûts de production (en délocalisant la production par exemple). Quel rapport avec la politique gouvernementale me direz-vous ? Et bien on peut identifier dans  de nombreux cas une logique tout à fait similaire. Il s’agit de mettre en faillite un service public pour… s’en défaire ( Privé, privé quand tu nous tiens. On peut bien dire: Adieu santé publique!). Je reprendrai quelques exemples qui pour moi sont les plus gravissimes car des vies sont directement en jeu. Pour la Sécurité Sociale, dont j’ai déjà évoqué le cas plus précisément dans un texte précédent, je rappellerai seulement ici que la manœuvre qui consiste à faire passer dans le budget général les excédents de cette institution, à baisser les cotisations sociales à chaque fois qu’on affiche la volonté de redonner du pouvoir d’achat (le choix n’est pas d’augmenter les salaires par exemple) conduisent forcément à un décrochage budgétaire et donc à terme à une faillite du système… pas très difficile de justifier ensuite de tout changer. C’est pareil pour l’Hôpital Public : baisse des budgets de fonctionnement depuis de nombreuses années, aucune revalorisation des salaires, logique du chiffre dénoncée par  tous les professionnels, fermeture de services… Comment expliquer la totale surdité du gouvernement malgré les grèves administratives, la souffrance des salariés, la multiplication des manifestations…  si ce n’est par l’hypothèse d’une volonté de pourrissement qui rendra acceptable  la  possible privatisation du secteur de la santé complètement dépassé car abandonné. Enfin, le cas de cette magnifique réforme des retraites. Là c’est encore plus fou, on atteint réellement un autre niveau, on ne s’embarrasse même pas de l’attente d’un décrochage budgétaire, on le crée artificiellement de toute pièce. En effet, pour justifier la réforme urgente, le gouvernement parle d’un rapport faisant état d’un déficit allant de 12 à 15 milliards d ‘euros. Cependant, n’importe quel économiste honnête reconnaitra que ce déficit n’existe pas pour l’instant ; il est issu de prévisions qui dépendront directement des mesures de réduction d’effectifs de la fonction publique qui feront diminuer mécaniquement le chiffre des cotisations sociales. CQFD, on atteint ici des sommets d’inanité ! D’une pierre deux coups, réduction d’effectifs donc destruction du secteur public et, en plus, décrochage budgétaire qui justifie un changement de système ; mais le plus fort c’est que tout cela ne relève que de prévisions orientées, comme si on devait obéir à une prophétie auto réalisatrice ! C’est là le plus affligeant, ils ne font preuve d’aucune inventivité, ne s’embarrassent pas de la moindre innovation, ils déroulent à la lettre le manuel du parfait petit manager. 
     Autre morceau choisi dans le chapitre : « Effet boomerang » ; l’auteur explique qu’il est tout simplement inconscient pour un salarié de vouloir remettre en cause les pratiques de la hiérarchie. La sentence mérite d’être citée : « Les entreprises, bien que prétendant le contraire, ne supportent pas la critique, la remise en cause, le courage (le vrai) et la solidarité entre les salariés. » Très bonne explication de cette manière d’appréhender les relations de pouvoir qui pourrait expliquer cette impression de mépris, d’isolement, d’absence d’écoute qui se dégage de ce gouvernement et surtout de la personne du Président qui prend vraiment à cœur son rôle illusoire d’unique décideur légitime.  On peut aussi voir dans ces points d’analyse la matrice de la débâcle extraordinaire qui semble toucher cette équipe gouvernementale dès que les mouvements sociaux se font massifs et parfois violents. Ils ne savent tout simplement pas appréhender la chose, cela leur est totalement étranger, un angle mort de leur monde intellectuel. Ils fonctionnent vraiment en circuit fermé, comme le comité de direction d’une grande entreprise. Ils n’ont jamais vu ça dans leur carrière et ne comprennent tout simplement pas les ressorts  de ces phénomènes. Ceci explique leur incapacité à les prédire car leurs expériences passées ont encré en eux la certitude qu’une décision ne peut être remise cause sans se solder soit par une négociation favorable à l’entreprise soit par un licenciement avec le départ des fortes têtes. C’est là l’écueil majeur, à l’échelle d’une nation, vous ne pouvez pas faire disparaître le problème, celui-ci perdure si une solution pérenne n’est pas trouvée et les frustrations grandissent au risque de voir se développer des comportements de plus en plus violents. A l’échelle d’un pays, il ne s’agit pas d’un plan de licenciement qui compte sur la solidarité nationale pour amortir la chute, mais d’un plan de précarisation national et ce qui est détruit n’est pas seulement l’emploi de milliers de personnes, c’est surtout l’ensemble du système de solidarité. Leur vision semble restreinte à un cadre dans lequel vous pouvez faire sortir les éléments perturbateurs qui compteront sur des dispositifs sociaux pour les prendre en charge ; cependant si on élargit le cadre vous ne pouvez pas traiter des éléments vus comme « perturbateurs » dans l’accomplissement du plan patronal (précaires, accidentés de la vie, malades chroniques, psychotiques, personnes incapables de se fondre dans le moule…) en les sortant du jeu, parce que là il n’y a pas de plan B pour eux et vous les obligerez à lutter pour leur survie. Encore plus loin, lorsque l’on mesure le degré d’attaque contre les services publics, on ne peut être que mortifié car ils sont  en train de détruire ce qui permet justement d’assurer une cohésion sociale minimale, ce qui permet de maintenir encore dans le cadre national un nombre grandissant d’individus qui n’auraient d’autres choix que de tenter de s’en sortir par tous les moyens, fussent-ils hors du cadre légal… C’est d’autant plus inquiétant lorsque l’on apprécie l’incompétence flagrante mise en jeu dans l’établissement des études d’impact. De fait, toutes ces mesures ineptes qui s’enchainent, qui passeraient pour une audace, une prise de risque valorisable dans un milieu économique rompu au manège des montagnes russes financières en toute impunité deviennent de pures folies lorsqu’elles sont prises par un chef d’Etat en exercice. Dans ce cas, le risque n’est pas le décrochage de la comptabilité de l’entreprise que l’on peut maquiller par un tour de passe-passe, mais bien un risque d’implosion d’une société dans son ensemble ; et là aucun plan de communication ne pourra plus sauver la face. Si tout cela continue, une hécatombe est possible et ils sont tout simplement incapables de l’envisager. Pourtant le processus risque de s’emballer comme le montrent les suicides qui se multiplient déjà dans les secteurs professionnels délaissés par les mesures gouvernementales (enseignement, police, hôpital, agriculture, etc.). 
   Si l’on conçoit la société française comme un tout, un organisme dont tous les individus seraient des cellules cérébrales indissociables les unes des autres, j’ai la nette impression que les dirigeants actuels font un pari très périlleux. Ils pensent sans doute que cet organisme est « mûr » pour ce type de fonctionnement, comme si insidieusement, cette culture du management à l’ « anglo-saxonne » avait colonisé tous les esprits. Et l’incapacité organisée à s’indigner pour les propres acteurs de certaines firmes fait que cette maltraitance du quotidien semble s’imprimer dans la rétine de beaucoup comme une image subliminale qui viendrait conditionner toutes les consciences.  C’est là, à mon sens, l’erreur d’appréciation majeure. Les gens subsistent, supportent parfois l’inacceptable car il y a pour certains, lorsqu’ils sont entourés, une scission entre le monde de l’entreprise, ses codes et la sphère privée au sein de laquelle on peut trouver l’apaisement. Vouloir faire pénétrer la raison d’entreprise et ses errements dans la vie intime devient juste insupportable, surtout qu’ils ne veulent épargner personne…
     
   L’enjeu est donc le suivant : est-ce que, collectivement, durant ce quinquennat nous allons laisser aboutir cette entreprise gouvernementale et la dissémination de leur mode de penser à toutes les institutions et par extension à tout le domaine public ? Personnellement, je me refuse à croire que cette colonisation des esprits est arrivée à son terme et quelques indices me rassurent : manifestations des Gilets Jaunes, manifestations d’activistes écologistes, manifestations syndicales, manifestations contre les retraites, actions diverses et variées… 
     Il serait peut-être temps de revoir totalement notre système de valeurs, d’abandonner  la priorité donnée à cette idée de « premier de cordée » pour la remplacer par la valorisation du concept de « décence ordinaire » si bien développé par un certain George Orwell. Penseur, s’il en est, qui avait largement anticipé les conséquences désastreuses de la logique capitaliste et de la financiarisation à outrance de tous les secteurs de nos sociétés occidentales. 

P.M.


Pourquoi je ne voterai pas à l’élection présidentielle de 2022

Dimanche 10 avril 2022 je ne serai pas en déplacement, j’aurai la capacité de me rendre au bureau de vote, je ne me désintéresse pas du tout...